Solidarités International : « L’idée de mutualiser la logistique est partie du concept de coopétition »
Par Guillaume Trecan | Le | Industrie
Fabrice Perrot, directeur logistique et systèmes d’information de l’ONG Solidarités International, préside la coopérative Hulo (Humanitarian logistics) qui met en commun des moyens logistiques pour onze ONG humanitaires. Cette coopérative Hulo est le fruit du très haut niveau de coopération existant dans le secteur de l’humanitaire.
En quoi consiste la supply chain pour une association humanitaire comme Solidarités International ?
La supply chain de Solidarités International est très orientée terrain et très décentralisée. Nos achats sont à 95 % faits localement. Dans le secteur humanitaire, les achats représentent entre 50 % et 60 % du budget opérationnel total, soit, concernant Solidarités International, environ 75 millions d’euros. La part de ce qui n’est pas acheté localement n’est pas négligeable. Il s’agit principalement d’articles standardisés : du matériel spécifique aux domaines eau, hygiène et assainissement ; du matériel informatique ; ou encore du matériel sensible, lié notamment à la sécurité comme du matériel radio, téléphonique, satellite. Nous avons également du stock urgence positionné à Dubaï, Clichy, et Pantin, qui est prêt à être déployé à tout moment sur les grandes crises humanitaires médiatisées, par exemple l’Ukraine, la Syrie et le Soudan.
Quelle est l’étendue des missions prises en charge par la supply chain chez Solidarités International ?
C’est chez nous un sujet très vaste. La supply chain est intégrée au département « logistique et systèmes d’information », qui coordonne, au-delà des achats et de l’approvisionnement, la gestion des bâtiments, des infrastructures, les services généraux, la gestion des flottes de véhicules, la gestion des télécommunications, l’informatique et les systèmes d’information. Les achats concentrent 70 % à 80 % de notre temps de travail : des biens humanitaires distribués sous forme de dons aux bénéficiaires et des achats de services, par exemple pour la construction d’infrastructures sanitaires. Nous passons beaucoup de temps à mettre en place des procédures négociées pour trouver des prestataires qui vont travailler pour nous. Etant financés à plus de 95 % par des bailleurs de fonds institutionnels, nous sommes tenus de respecter des procédures de passation de marché très strictes.
La fonction logistique représente environ 30 % des 2 500 collaborateurs de Solidarités International
Quel est l’effectif dédié à la supply chain de Solidarités International ?
La fonction logistique représente environ 30 % des 2 500 collaborateurs de Solidarités International. A la direction logistique et systèmes d’information, je travaille avec une vingtaine de personnes. Le siège héberge également des Desks, des équipes dédiées à chacune des zones du monde où nous opérons. Dans chacun de ces desks travaille un logisticien qui supervise les pays de ces zones. Dans chacune de ces zones se trouve un coordinateur logistique. Dans certains pays, comme par exemple la Syrie, qui est une de nos zones d’intervention les plus importantes, nous avons un coordinateur supply chain qui gère achats, transport et stockage et un coordinateur logistique qui gère tous les autres aspects logistiques (fonctionnement, véhicules, infrastructures, télécoms, etc.). Nous opérons actuellement dans vingt-deux pays.
Où se situe la complexité de la supply chain de Solidarités International, les points critiques sur lesquels vous travaillez ?
Elle se situe au niveau des douanes. En tant qu’activité humanitaire à but non lucratif, nous cherchons toujours à être exonérés de taxes à l’import. Quand nous sommes dans l’urgence, cet objectif, qui implique de gérer des complexités administratives souvent très conséquentes, peut être difficile à atteindre. Quand un pays fait appel à de l’aide humanitaire, la volumétrie de cargo est tellement importante que les autorités douanières et aéroportuaires doivent mettre en place un système de coupe-fil. Mais la situation est parfois chaotique. Dans la crise actuelle du Soudan, par exemple, la fermeture des frontières implique des difficultés administratives pour obtenir des visas et pour faire entrer du matériel dans le pays.
Nous avons 40 ans d’expérience dans le transport et les partenariats avec les transporteurs locaux
Les autres sujets ne sont pas aussi complexes. Pour le stockage, nous réussissons toujours à trouver des entrepôts que nous manageons et que nous sécurisons nous-mêmes. Le transport n’est pas non plus une difficulté ; nous avons 40 ans d’expérience dans le transport et les partenariats avec les transporteurs locaux. Notre principale difficulté est de parvenir à agir suffisamment rapidement pour que les équipements arrivent en temps et en heure.
Dans la mesure où vous intervenez sur des crises, il doit être difficile pour vous de prévoir les volumes que vous avez à traiter…
Si nos pics d’activité sont particulièrement visibles, parce que liés à des crises soudaines médiatisées, le pourcentage d’activité concerné par ces crises est très faible par rapport à l’activité récurrente. Malheureusement nos outils et nos systèmes d’information ne nous permettent pas encore de capitaliser suffisamment les données venues du terrain. Nous sommes en train d’avancer sur notre transition numérique et nous espérons pouvoir le faire dans les années qui viennent. Nous sommes maintenant dotés d’un SI achats dont le déploiement devrait aboutir d’ici l’automne.
Quelle est la couverture fonctionnelle de ce SI Achats et auprès de qui l’avez-vous acquis ?
C’est un logiciel P2P créé de toute pièce par Action contre la faim qui ne trouvait pas sur étagère un logiciel adapté aux besoins du secteur humanitaire, notamment en termes de traçabilité documentaire et d’étapes de validation interne. Ce logiciel baptisé LINK a été développé par une équipe système d’information et une équipe logistique humanitaire. Dès le départ, Action contre la faim a affiché sa volonté de partager ce logiciel. Handicap international l’a déjà adopté et nous sommes donc la troisième organisation à l’utiliser et à le copiloter. A terme, il sera porté par la coopérative Hulo (Humanitarian Logistics) qui réunit onze ONG, pour être proposé à un maximum d’organisations humanitaires désireuses de se doter d’un système d’information P2P.
Qu’est-ce qui a décidé des ONG à mettre en commun une partie de leur logistique dans cette coopérative que vous présidez ?
L’humanitaire a une véritable culture de benchmark, nous partageons par exemple souvent nos intranets sur lesquels sont nos packs de procédures. Dans notre secteur nous vivons la même contrainte depuis plusieurs années : des besoins humanitaires en hausse et des financements disponibles qui n’augmentent pas au même rythme. Pour combler cet écart sans couper les budgets programmatiques, les fonctions supports doivent naturellement chercher des pistes d’économies. Dans l’humanitaire, nous sommes à la fois en compétition parce que nous menons des opérations similaires et en coopération parce que nous avons tout intérêt à opérer ensemble. Nous définissons donc nos relations comme de la coopétition. Il y a quelques années, l’idée de mutualisée la logistique est partie du concept de coopétition.
Comment est née concrètement Hulo ?
On trouve à l’origine des directeurs logistiques de différentes organisations, majoritairement francophones, un réseau informel d’échange de bonnes pratiques. Nous avons d’abord fondé à neuf organisations le RLH (Réseau logistique humanitaire). Le Covid nous apporté un premier champ d’action. Avec l’aide de l’Union européenne, nous avons coordonné l’envoi de cargos humanitaires à destination de pays qui n’étaient plus desservis par les liaisons aériennes commerciales. Depuis, le RLH a été rebaptisé Hulo (Humanitarian Logistics) et la coopérative est devenue une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) en juin 2021.
Quel est, aujourd’hui, son champ d’action ?
Hulo est aujourd’hui présent en Centrafrique, au Burkina Faso, en République démocratique du Congo et au Liban. Outre sur le développement de la V2 de LINK, nous travaillons à présent sur des initiatives partagées en matière d’achats, de RH et d’environnement. Le pont humanitaire que nous avons mis en place pendant le Covid continue. L’Union européenne a par exemple très récemment financé un vol vers N’Djamena au Tchad, pour la réponse à la crise au Soudan. Nous travaillons aussi sur l’analyse de nos données de marché, notamment pour identifier les achats qu’il serait intéressant de mutualiser.