Stratégie supply

Etam : « Notre leadtime en Asie est désormais beaucoup trop long »

Par Mehdi Arhab | Le | Industrie

Benjamin Durand-Servoingt, directeur des opérations d’Etam Groupe, revient sur le choix de l’entreprise de prêt-à-porter de réduire sensiblement sa dépendance aux importations asiatiques dans les trois ans. Pour ce faire, le groupe va créer une filiale en Tunisie et s’appuyer sur quelques partenaires historiques en Europe et dans le bassin méditerranéen.

Benjamin Durand-Servoingt, directeur des opérations d’Etam Groupe - © D.R.
Benjamin Durand-Servoingt, directeur des opérations d’Etam Groupe - © D.R.

Etam a décidé de relocaliser une partie de son sourcing dans le bassin méditerranéen. Quels objectifs avez-vous fixés à terme ?

Chaque année, nous achetons pour plus de 70 millions de pièces par an. À ce jour, notre volume de production est centralisé pour près de 90 % en Asie, le reste étant réalisé en Europe et dans le bassin méditerranéen. À terme, ce ratio doit changer ; avec l’objectif de voir notre production doubler, voire tripler, dans le bassin méditerranéen à l’horizon 2025-2026.

Qu’est-ce qui justifie ce choix ? 

Etam est un groupe familial centenaire, qui, pendant très longtemps, a réalisé ses productions en Europe. Au tournant des années 2000, comme l’écrasante majorité des acteurs du textile, nous avons délocalisé notre production en Asie pour chercher des marges, ainsi que des prix davantage compétitifs. Nous avions un fonctionnement classique dans l’univers du textile, avec une planification de nos productions bien en amont du démarrage de chaque saison. Il se trouve que le modèle actuel ne peut plus nous convenir, car notre lead time en Asie est désormais beaucoup trop long. Cette latence entre le lancement et l’achèvement du processus nous prive de toute réactivité. Et contrairement à d’autres produits textiles qui nécessitent deux ou trois composants principaux, nos soutiens-gorges en contiennent une vingtaine, ce qui complexifie un peu plus la gestion des chaînes d’approvisionnement.

Le gain de marge que nous avions était souvent perdu en démarque et en surstocks. 

Avec le Covid, les difficultés d’approvisionnement et l’allongement des délais d’acheminement des pièces, notre approche faisait moins sens et était de plus en plus difficile à tenir. Le gain de marge que nous avions était souvent perdu en démarque et en surstocks. Nous donnons à nos sous-traitants, en moyenne, nos ordres de production six mois à l’avance. Mais, étant sur des zones de sourcing éloignées, nous avons en réalité perdu toute aptitude à être réactif. De fait, nous avons réfléchi à quels étaient les enjeux stratégiques relatifs à notre production, qui est particulièrement concentrée en Chine et au Bangladesh. Nous avons donc pris la décision de renforcer notre puissance de réactivité, quasi inexistante jusqu’alors, car c’est un élément déterminant eu égard aux évolutions des attentes des clientes et à l’imprévisibilité du marché.

Au-delà de cette question du sourcing, comment réorganisez-vous vos Opérations pour gagner en réactivité ?

Nous disposons d’un centre R&D dans le nord de la France, qui s’attache à développer différentes innovations. Certaines d’entre elles nous permettent de grandement améliorer notre réactivité, comme la suppression du processus de teinture des produits, qui prend huit semaines - en général - dans la fabrication de dentelles. Cette innovation nous permet de donner sa propriété finale au tissu en quelques heures seulement désormais.

L’agrégation de plusieurs de ces innovations nous permet dorénavant d’être sur des horizons de lead time de production de deux à trois semaines

L’agrégation de plusieurs de ces innovations nous permet dorénavant d’être sur des horizons de lead time de production de deux à trois semaines. Le marché sur lequel nous achetons et sous-traitons est fortement segmenté. Certains acteurs confectionnent, d’autres produisent simplement la matière ou un composant spécifique, or aucun n’est réellement verticalement intégré. Nous avons donc décidé de tout regrouper dans une usine pour pouvoir gagner en réactivité et en maîtrise, avec la production 100 % verticalisée de tous les grands inputs nécessaires à la confection d’un soutien-gorge ou d’une culotte, à savoir la matière principale et la matière secondaire et autres composants. Ainsi, nous parvenons à présent à répondre à la demande de manière beaucoup plus réactive.

Qu’est-ce que cela engendre ? 

Cela passe par le rapprochement d’une partie de notre production sur la zone Europe et le bassin méditerranéen, en Tunisie, en Turquie et au Maroc précisément ; des plaques géographiques sur lesquelles nous souhaitons nous appuyer et augmenter significativement la confection de nos produits dans les années à venir. Nous ne partons pas d’une feuille blanche, puisque nous comptons des partenaires historiques, des façonniers et confectionneurs, dans ces trois pays depuis plus de vingt ans. Et nous les accompagnons pour les faire monter en compétences et en cadence.

Que réclame cette approche en matière d’investissements pour les accompagner dans leur montée en puissance ?

Cette démarche de nearshoring impose de s’éloigner d’une simple relation transactionnelle et de s’inscrire dans un partenariat stratégique, avec contractualisation à l’année d’un certain nombre de lignes de production qui nous sont dédiées. Certains de nos partenaires n’étaient pas enclins à opérer de la sorte. Par conséquent, nous avons identifié les fournisseurs chez lesquels nous allions nous impliquer. Ainsi, sur les deux à trois années qui viennent, Etam s’engage à investir plusieurs millions d’euros, avec l’établissement d’un programme commun d’amélioration continue.

Quels sont les gains de performance que vous tirez de cette nouvelle approche ?

L’équation économique est assez particulière et différente d’ordinaire. En prix d’achat, le coût d’un produit façonné dans le bassin méditerranéen est bien entendu plus important que s’il l’était en Asie. Nous perdons, grosso modo, entre 1 à 2 euros par pièce, ce qui représente 20 % de surcoût. Cela s’explique notamment par les coûts de la main-d’œuvre, qui sont en moyenne trois fois plus importants qu’en Asie. Partant de ce constat, il est difficile de tabler sur des prix aussi compétitifs. Les effets positifs ne sont pas pour autant inexistants, bien au contraire, avec notamment les exonérations de douane et l’importance moindre des coûts de transport compte tenu de la proximité géographique avec nos magasins.

Vous parvenez donc pour partie à rendre ce projet profitable …

Toute la viabilité de notre projet réside dans notre capacité à être réactif, avec l’objectif que les produits fabriqués dans cette zone géographique doivent avoir entre 30 % et 50 % de démarque en moins qu’un produit sourcé en Asie. Cela tout en générant beaucoup moins de résiduels en fin de saison, de l’ordre de moins de la moitié par rapport à ce à quoi nous sommes confrontés traditionnellement. 

Cela implique de relier et d’intégrer notre outil industriel aux informations sur les ventes. Nous devons en même temps être capables de suivre un certain nombre de cas de figure différents pour lesquels nous tirons une valeur ajoutée forte à décider tard de ce que nous produirons. Pour illustrer notre approche, nous lançons par exemple 80 % des volumes que nous souhaitons acheter auprès de nos fournisseurs en Asie et nous prévoyons que les 20 % complémentaires seront réalisés sur notre bassin proche. Ces 80 % ont pour le plus souvent une allocation de taille et de coloris relativement standard, tandis que les 20 % restants seront basés sur les ventes réelles du produit une fois implanté. Notre principal gain de performance se mesure ici. Nous parvenons ainsi à augmenter notre volume de marges, même si les produits coûtent assurément plus cher à l’achat.

Sur quoi vous appuyez-vous pour y parvenir ? 

La notion d’anticipation est importante et notre agilité est déterminante pour bien ajuster nos demandes sur nos stocks. Dans le cadre d’un produit que nous voudrions lancer six mois avant sa mise en magasin, nous exposons nos ordres de production à nos fournisseurs asiatiques, tout en tentant d’imaginer les 20 % du produit qui devront être fabriqués dans notre bassin de sourcing proche. Il nous faut identifier rapidement une ligne de production et un fournisseur à même de répondre à notre besoin. Au fil des mois, nous lui précisons plus clairement quelle typologie de pièces doit être produite et, une à deux semaines après le démarrage du produit en magasin et son exposition aux clients, nous pouvons le faire plus rigoureusement et formellement selon les signes de vente.

La baisse du coût du transport maritime pourrait-elle ou non être un facteur de changement de cap ?

Avec le Covid et tous les problèmes liés à la Supply Chain, le poids de l’aérien avait quelque peu augmenté, avec des pics de près de 20 %, mais nous tenions à le diminuer. Chose faite, puisque sur nos collections hiver 2022 et été 2023, le poids de l’aérien pour le groupe est redescendu à moins de 10 % ; les 90 % restants étant le poids du maritime principalement, et aussi du routier.

Le coût des containers et du transport maritime n’a jamais été un facteur décisionnel

Le coût des containers et du transport maritime n’a jamais été un facteur décisionnel. Même si le coût de notre transport maritime avait été multiplié par cinq au plus fort de la pandémie, cela ne représente finalement qu’un montant minime dans le coût total de notre produit. Le fait de transporter des pièces de lingeries aide puisque nous pouvons en transporter un nombre conséquent par container. De fait, le poids relatif du transport ne pèse que très peu dans notre choix stratégique final. 

Nous travaillons avec tous nos transitaires pour optimiser les temps de transit dans les ports de départs et d’arrivée

Quels sont vos enjeux en termes de temps de transit ? 

Par rapport à nos délais de transports habituels pré-covid, les temps de transit ont doublé. Cela a eu de grosses incidences avec l’accumulation de marchandises dans nos stocks, notamment ces six derniers mois au cours desquels les délais se sont quelque peu réduits. Si nous ne sommes pas encore au niveau d’avant crise, nous avons réussi à réduire de 50 % l’écart entre le pic et notre historique de base. Dès l’an prochain, nous allons nous stretcher pour réduire en cible nos délais de transit. Nous travaillons avec tous nos transitaires pour optimiser les temps de transit dans les ports de départs et d’arrivée - Le Havre majoritairement, car c’est ici que nous avons constaté le plus d’allongement. Il nous faut trouver le bon équilibre entre coûts supplémentaires et gain de temps pour profiter d’une optimisation pleine de nos opérations.

Avez-vous d’autres projets en cours ?

Nous travaillons sur un projet, encore en phase de R&D, qui consiste à automatiser une partie de notre manière de produire avec l’introduction de robotique. Nous espérons pouvoir profiter pleinement de notre robot dès l’an prochain. Et si nous y parvenons, cela augmenterait d’une part sensiblement plus importante notre capacité de production sur le bassin méditerranéen et cela nous permettrait d’autre part d’ouvrir potentiellement des lignes de production robotisées en France. C’est un sujet que nous étudions avec beaucoup d’attention, car nous n’y comptons que quelques petits fournisseurs.

Le groupe Etam en quelques chiffres

Chiffres d’affaires : 800 millions HT d’euros en 2020, à travers quatre de ses marques : Etam, Maison 123, Ysé et Undiz. Livy étant la cinquième marque du groupe

Pièces achetées chaque année : 70 millions de pièces

Volume de production centralisé en Asie : 90 %, le reste étant produit en Europe et dans le bassin méditerranéen 

Points de vente : près de 1500

Mix modal : le poids du maritime et du routier pèse pour 90 %, l’aérien pour 10 % 

Nombre d’entrepôts : quatre entrepôts, établis dans le nord de la région Île-de-France