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Renault Trucks : « L’objectif en 2030 est d’électrifier 100 % de notre logistique inter-sites »

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Jean-Philippe Kretz, directeur commercial des solutions d’électromobilité de Renault Trucks, pilote le dossier de l’électrification des flux logistique routiers du constructeur poids-lourds. Les ambitions sont fortes : atteindre les 100 % de flux électrifiés d’ici à 2030. Une première étape a déjà été franchie avec l’utilisation de camions électriques pour le transport des essieux entre ses usines de Lyon et Bourg-en-Bresse.

Jean-Philippe Kretz. - © D.R.
Jean-Philippe Kretz. - © D.R.

Propos recueillis par Stéphanie Gallo-Triouleyre

À l’horizon 2030, Renault Trucks annonce un objectif d’électrification massive de sa logistique et même à 100 % de sa logistique inter-sites. La première marche vient d’être gravie avec l’utilisation de camions électriques pour transporter les essieux entre vos usines de Lyon et de Bourg-en-Bresse. Quel est l’impact de cette démarche ?

Depuis quelques semaines, le flux quotidien reliant notre usine lyonnaise, où sont fabriqués les essieux de nos camions, à notre usine d’assemblage de Bourg-en-Bresse est assuré entièrement par des camions électriques, des tracteurs Renault Trucks E-Tech T 4X2. Cinq camions, opérés par les transporteurs Chazot et Dupessey&Co, réalisent deux rotations quotidiennes chacun entre les deux usines. Cela représente 380 kilomètres chaque jour pour chacun des véhicules. Selon notre charge de travail, jusqu’à sept camions pourront être placés sur cette liaison par nos prestataires qui sont aussi nos clients, puisqu’ils ont acheté nos camions pour assurer cette liaison. Sur l’année, nous estimons à 440 000 le nombre de kilomètres qui seront désormais assurés en électrique, soit 375 tonnes de CO2 économisées.

Nous ne pouvions pas commercialiser des véhicules électriques et nous positionner comme le partenaire de nos clients pour décarboner leur logistique sans montrer l’exemple

Comment cette ambition a-t-elle émergé chez Renault Trucks ?

La réflexion a démarré fin 2022 alors que nous développions notre premier tracteur électrique. Nous avons validé le fait que nous ne pouvions pas commercialiser des véhicules électriques et nous positionner comme le partenaire de nos clients pour décarboner leur logistique sans montrer l’exemple, en interne. D’autant plus que le déployer pour nous-mêmes nous permettait aussi de développer encore nos compétences en intégrant encore mieux les problématiques rencontrées par nos clients.

Nous avons décidé de nous impliquer sur ce sujet au niveau de Renault Trucks, alors qu’habituellement, la logistique n’est pas de notre ressort. La logistique et les achats sont normalement dirigés par une entité transverse du groupe VOLVO, GTO PL (Global Trucks Opérations Production Logistic) qui s’occupe de ce sujet pour toutes les unités du groupe (NDLR : en 2022, 710 millions d’euros d’achat de logistique routière ont été réalisés par Volvo GTO). Mais compte tenu de la volonté de Renault Trucks d’être exemplaire rapidement, nous nous sommes permis de nous immiscer dans des prérogatives qui ne sont pas les nôtres. Nous nous sommes mis en ordre de marche début 2023 et j’ai pris en charge le pilotage de ce dossier, en plus de mes missions de directeur des ventes des solutions d’électro-mobilité.

Racontez-nous quel a été le cheminement jusqu’à la mise en œuvre de ce premier flux inter-usines…

Nous avons constitué une équipe projet, en charge de travailler sur nos différents axes logistiques : l’approvisionnement de nos usines, la logistique entre nos usines, la logistique de produits finis et enfin la logistique de nos pièces détachées qui, elle, est largement sous-traitée.

Nous avons choisi de démarrer par la logistique entre les usines. À ce moment-là, le camion n’était pas encore disponible pour la route. Nous savions que nous avions 18 mois devant nous, avec un objectif : que le pilote soit déployé très vite après le lancement de ce camion afin d’avoir une vitrine d’une part, et nous permettre d’apprendre très vite d’autre part. Nous avons alors échangé avec les Achats pour identifier les flux les plus appropriés, en priorisant ceux que nous pouvions déployer rapidement mais tout en étant quand même ambitieux afin d’en faire un vrai symbole.

La distance était cohérente avec l’autonomie que nous attendions de notre futur camion, qui n’était pas encore sur le marché quand nous avons lancé le projet

Nous avons finalement arrêté notre choix sur le flux entre nos usines de Lyon et Bourg-en-Bresse pour plusieurs raisons. D’abord, la distance était cohérente avec l’autonomie que nous attendions de notre futur camion, qui n’était pas encore sur le marché quand nous avons lancé le projet. Ensuite, ce flux était emblématique : les essieux représentent une partie importante du véhicule. Et puis, c’était un flux équilibré avec autant d’allers que de retours. En revanche, ce flux avait des contraintes fortes puisque nous sommes dans une situation de flux tendus. Si le camion a un retard de plus de deux heures, l’usine est à l’arrêt… Il fallait donc anticiper toutes les situations de défaillance possible.

Nous avons ensuite planché sur la question de l’énergie. Avec notre outil de simulation, nous avons estimé la quantité d’énergie qui serait nécessaire aux deux allers-retours quotidiens et donc l’énergie qu’il serait nécessaire de réinjecter dans la journée avec une recharge intermédiaire. En parallèle, nous avons avancé sur les points de charge mais ce sujet n’a pu vraiment avancer qu’une fois le choix des prestataires réalisé.

Justement, comment avez-vous travaillé ensuite pour choisir les bons partenaires ?

Nous sommes sortis du dogme actuel des achats logistiques consistant à lancer d’énormes appels d’offres, en retenant, en résumé, le moins cher disposant des compétences demandées. Nous avons demandé à trois partenaires qui avaient déjà opéré ce flux FTL de nous chiffrer un service en diesel et un service en électrique. Avec une condition incontournable : qu’ils achètent nos camions électriques pour assurer ce service. Nous leur avons fait une offre de prix standard afin de pouvoir utiliser les enseignements en conditions normales d’exploitation. Deux d’entre eux, clients historiques de Renault Trucks, nous ont fait une offre équivalente et intéressante stratégiquement. Nous avons avancé très précisément avec chacun d’entre eux, à livre ouvert afin de bien étudier les structures de coût, en intégrant divers paramètres comme les aides de l’Ademe. Et finalement, contrairement à ce que nous avions imaginé à l’origine, nous avons décidé de partager le marché entre eux. Il s’agit donc des Transports Chazot et Dupessey&Co.

Nous avons estimé ensemble que le point optimal d’exploitation est lié à la durée de batterie

Le contrat signé avec eux est-il semblable à un contrat habituel en motorisation thermique ?

Non. Il est beaucoup plus long. Habituellement, nous sommes sur des 1+1, là nous avons retenu un 3+3 car nous avons estimé ensemble que le point optimal d’exploitation est lié à la durée de batterie, donc 5 à 7 ans en moyenne. Avec un point important : nous acceptons le principe de payer notre transport un peu plus cher. Mais l’écart avec le thermique reste raisonnable.

Et concernant la charge électrique, quel est le fonctionnement ?

Aujourd’hui, les stations de charge publiques sont extrêmement rares, nous ne pouvions pas prendre le risque de nous heurter à des bornes indisponibles. Le flux tendu est une vraie contrainte sur cette question. Il a donc fallu imaginer complètement le dispositif. Mais à l’avenir, sur les autres flux, la problématique de la charge sera beaucoup plus à la charge des transporteurs.

Concrètement, les camions partent chargés à 100 % le matin, après une charge nocturne sur les plateformes respectives des transporteurs. Et dans la journée, entre les rotations, ils viennent charger 45 minutes (soit 200 kw/h environ) sur deux stations de charge de 360 KW, disposant de deux bornes chacune, que nous avons construite pour ce flux à proximité de nos bureaux de Saint-Priest. Cela a représenté un investissement de 550 000 euros comprenant la station, la préparation du terrain, la mise en conformité, des zones de repos et de restauration pour les conducteurs, etc. En revanche, nos deux transporteurs nous règlent une prestation de recharge.

Ce flux est opérationnel depuis quelques semaines. Quel est le bilan à date ?

Une seule fois, un camion a eu un souci car il y a eu un problème de logiciel mais cela a été réglé le lendemain et l’opérateur a su s’adapter.

Nous travaillons d’ores et déjà à l’électrification d’une dizaine d’autres flux logistiques

Et la suite désormais ?

Nous travaillons d’ores et déjà à l’électrification d’une dizaine d’autres flux logistiques. Ils seront opérationnels dans les prochains mois et années. D’ici la fin de l’année, trois ou quatre nouveaux flux devraient être en place : sur notre usine de Blainville et probablement deux autres flux entre Lyon et Bourg-en-Bresse. Ensuite, progressivement plusieurs autres seront déployés chaque année.

Et puis, nous réfléchissons de manière beaucoup plus large, en imaginant une nouvelle façon de faire de la logistique. Nous travaillons sur des corridors électriques. Car même si fin 2026, nous aurons des camions avec une autonomie de 500 à 600 kilomètres, ils ne pourront toujours pas relier Bourg-en-Bresse à Blainville avec une seule charge. Cela n’aurait d’ailleurs pas de sens vu le poids et le prix des batteries.

Aujourd’hui, les camions attendent beaucoup trop longtemps d’être déchargés dans les usines. Il faut absolument revoir cela

Donc la logistique de demain, ce serait un peu comme un retour à l’époque des diligences : un cheval tire une diligence jusqu’à un relai où l’attend un cheval reposé. Celui-ci prend la suite jusqu’à l’étape d’après, et ainsi de suite. Il faut donc réfléchir à une logistique optimisée pour l’électrique, - gros Capex et petits Opex, l’inverse des véhicules diesel. Il faudra faire rouler les véhicules électriques au maximum et optimiser toute la logistique autour de cela. Aujourd’hui, les camions attendent beaucoup trop longtemps d’être déchargés dans les usines. Il faut absolument revoir cela. Dans nos usines, nous avons engagé le travail pour limiter le temps d’attente des véhicules électriques : une des solutions serait que le tracteur dépose sa remorque à l’entrée du site, et charge à nous de la faire bouger jusqu’au point de déchargement. Le tracteur repartirait alors rapidement avec une autre remorque, vide ou chargée selon le besoin. Tout est à construire… mais nous travaillons sérieusement là-dessus dans le cadre de notre projet de corridors. Je pense que tous les grands donneurs d’ordres vont devoir s’y mettre.

Un conseil aux transporteurs ?

Aujourd’hui, les contrats de flux électrifiés sont bloqués pour une période longue. Donc, forcément, il y a une prime aux pionniers.