Michelin : « L’intensification des usages est le levier d’économie circulaire le plus puissant »
Camille de Marquilly, VP Global Supply Chain de Michelin détaille la manière dont le fabricant de pneus a développé toute une supply chain circulaire autour de ses produits, incluant la structuration d’une chaine de valeur de partenaires et la création de nouveaux business model. Il sera Grand Témoin des Supply Days sur l’atelier : « #Transition : les nouveaux flux de l’économie circulaire », le 5 mars à Deauville.

La direction supply chain de Michelin gère-t-elle des boucles d’économie circulaire ?
Nous en gérons principalement deux. Le premier concerne l’utilisation des matériaux renouvelables ou recyclés dans la fabrication de nos produits pneumatiques. Le second est lié à notre fabrication de pneus rechapés. Nous offrons une deuxième vie aux pneumatiques poids lourds, en ajoutant quelques kilos de gomme et en réutilisant la structure du pneumatique qui fait plusieurs dizaines de kilos. Nous faisons vivre la carcasse du pneu plusieurs fois en rajoutant simplement une bande de roulement. Nous maximisons ainsi l’usage du produit, sachant que l’intensification des usages est le levier d’économie circulaire le plus puissant.
Avez-vous développé de nouveaux modèles d’affaires fondés sur l’économie circulaire ?
En effet, dans un premier modèle, le transporteur routier reste propriétaire de son produit mais confie à Michelin, après usage, le pneu qu’il nous a acheté neuf. Dans le deuxième modèle, le transporteur achète une offre de service, une offre de pneus au kilomètre.
L’équation logistique a-t-elle été un élément déterminant dans l’estimation de la viabilité de ces modèles d’affaires ?
Le coût de la logistique est problématique essentielle. Ce business du pneus rechapés, qui existe depuis de nombreuses années pour les pneus de poids lourds, a été plusieurs fois malmené économiquement. Rapporter une carcasse du fin fond de l’Europe vers des usines de rechapage, dont la plupart sont en Europe de l’Ouest, par de la logistique retour - par définition, souvent moins optimisée qu’une logistique linéaire - les remanufacturer et les livrer à nouveau représente un coût très important. A tel point qu’il était parfois plus économique pour un transporteur d’acheter neuf un pneu chinois venant de l’autre bout du monde.
La solution réside dans le développement d’une supply chain locale pour que les pneus soient rechapés au plus près de leurs utilisateurs. Selon le territoire nous avons nos propres usines et nous nous appuyons également sur un réseau de partenaires locaux qui sont souvent des ateliers de revendeurs de pneus qui apportaient déjà des services aux transporteurs. La supply chain de Michelin ne se construit pas uniquement dans les murs de l’entreprise mais avec des acteurs externes. La mise en place d’un écosystème de circularité est indispensable pour que ce modèle soit viable.
L’économie circulaire est associée à un grand nombre de sujets sociétaux, à commencer par la réindustrialisation, puisque cela implique de développer dans les territoires toute une industrie du tri et de la réparation.
Plutôt que d’avoir une supply chain linéaire globalisée, la supply chain circulaire devient ainsi une supply chain multilocale
La supply chain de l’économie circulaire sera donc plus éclatée et plus complexe ?
Plutôt que d’avoir une supply chain linéaire globalisée, la supply chain circulaire devient ainsi une supply chain multilocale. Et c’est en effet une supply chain plus complexe dans le sens où elle est plurielle. Cela implique que chacune de ces instances soit à la fois simple, locale et frugale. La complexité dans ce modèle viendra plus de la capacité des acteurs centraux à maîtriser les différents modèles de supply chain. Mais le fait que chacune de ces supply chain soit locale lui confère des qualités de résilience. A l’inverse, la non-résilience des supply chain globalisée introduit aujourd’hui de la complexité.
Si l’on veut bâtir ces écosystèmes circulaires, tous les acteurs doivent y trouver de la valeur
Comment avez-vous résolu la question du surcoût de la logistique retour ?
Une supply chain plus locale réduit le coût logistique. Nous nous assurons par ailleurs de partager la valeur avec les différents acteurs de l’écosystème. Si l’on veut bâtir ces écosystèmes circulaires, tous les acteurs doivent y trouver de la valeur. Il y a donc une impérieuse nécessité de transparence et de partage de la valeur. Chacun des acteurs de ces écosystèmes doit se préoccuper autant du bien commun que du bas de page de sa propre entreprise. Développer des boucles d’économie circulaire implique un changement de comportement qui inclue les acteurs industriels concernés, le législateur et le consommateur. Cela explique sans doute pourquoi ce sujet majeur évolue si lentement.
Comment avez-vous constitué cet écosystème ?
Nous avons déjà un modèle de rechapage pour les pneumatiques poids lourds plus globalisé dans le cadre duquel nous allons récupérer les carcasses et nous les rechapons dans nos propres usines d’Europe de l’Ouest avant de les réexpédier. Ce modèle économiquement viable aux environs de 500 kilomètres à 1 000 kilomètres est en difficulté au-delà. D’où la nécessité de trouver des acteurs locaux. Ce sont en général des distributeurs de pneus qui ont l’assise, la capacité, la volonté d’être des rechapeurs. Ils doivent pour cela concéder des investissements. Nous leur apportons de notre côté de la technologie et une franchise.
La maîtrise du flux retour est un sujet clé. Si on ne le maîtrise pas, on perd sa matière première
Comment récupérez-vous les pneus à recycler ?
La maîtrise du flux retour est un sujet clé. Si on ne le maîtrise pas, on perd sa matière première. La captation du gisement des objets usés est absolument clé pour le développement de l’économie circulaire. Nous avons donc développé deux offres incitatives : l’offre nominative, dans le cadre de laquelle nous rechapons la carcasse de pneu que le transporteur nous a rendu et l’offre banque, qui lui permet d’obtenir un droit à un pneu neuf à faire valoir quand bon lui semble.
Les outils digitaux de pilotage de la supply peuvent-ils vous aider à faire face à cette complexité ?
La maîtrise de la data est effectivement indispensable. Nous sommes d’ailleurs en train de rénover nos systèmes pour soutenir le pneumatique poids lourds rechapé. Nous voulons donner aux transporteurs la possibilité de suivre sur une application où en est le rechapage de la carcasse qu’il nous a confiée. Quelqu’un qui va livrer les pneus chez un distributeur de pneus pourra également flasher les pneus usés en attente de ramasse. Michelin a été le premier manufacturier à intégrer des puces RFID dans l’ensemble de ses pneumatiques poids lourds et nous travaillons avec la Commission européenne pour définir le cadre européen à une meilleure traçabilité des pneumatiques tout au long de leur cycle de vie, c’est comme cela que nous construirons l’économie circulaire et locale de demain.
L’équipe supply chain des pneus rechapés emploie des collaborateurs dont la mission consiste à estimer le gisement
Voyez-vous d’autres difficultés inhérentes à la gestion des flux de l’économie circulaire ?
En économie linéaire, on planifie essentiellement sa production en fonction des besoins de son marché client. Mais en économie circulaire, il faut aussi planifier l’usure des produits que nous avons livrés neufs, évaluer le gisement des pneus usés, estimer notre aptitude à capter ce gisement par zone géographique et prévoir quand les pneus usés vont revenir pour planifier efficacement le fonctionnement des usines de réparation. L’équipe supply chain des pneus rechapés emploie des collaborateurs dont la mission consiste à estimer le gisement, un S&OP dédié aux carcasses et un animateur S&OP dédié.
Considérez-vous la supply chain de la circularité comme un laboratoire de créativité et d’innovation ?
C’est certain. Nous nous posons actuellement beaucoup de questions sur un grand nombre de sujets : quel est le bon KPI pour une supply chain circulaire, la bonne organisation - des équipes dédiées ou des spécialisations dans une supply chain dédiée à l’économie linéaire. Quels sont les profils capables d’interagir dans un écosystème avec des acteurs externes ? C’est un sujet sur lequel il y a encore beaucoup de questions et beaucoup d’innovations.